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Joël Vernet: Bribes d'automne à Zagreb



Passant, ce sont des mots. Mais plutôt que lire

Je veux que tu écoutes : cette frêle

Voix comme en ont les lettres que l’herbe mange.

Yves Bonnefoy



Les rues et ruelles de Zagreb m’offrent des échappées.


Durant plusieurs hivers, je n’eus pas de table de travail ancrée près d’une fenêtre, toujours la même. Non, ma table fut un établi mobile, que je découvrais au fil des chambres, des lieux où je séjournais. J’adoptais souvent une écriture de plein air, de vitesse, pour retenir ce que mes yeux voyaient. La vie du Dedans m’avait poussé Dehors. Ce monde était immense et beau pour peu que l’on sût se pencher un tout petit peu vers lui. Après plusieurs mois d’errance, je rentrai à la maison, menuisai mes phrases ; demeurent quelques copeaux en passe de devenir un Livre, le Livre du Dehors. Je me tiens dans l’ombre de cette vie, à l’écart des grandes et petites clameurs, où se découvre toute la lumière. Pour cela, des années durant, j’ai marché, flâné le long des chemins. J’ai accompli un travail qui n’en était pas un. Tout simplement, j’ai ouvert les yeux, j’ai vu des oiseaux, j’ai écouté la musique des herbes, et je me suis appliqué à devenir un chevreuil, une hirondelle. Ne me cherchez pas. J’ai disparu. M’ont emporté au loin les vastes migrations.


*



Tant d’alcool dans le sang qu’une mer infinie ne pourrait le contenir. Tant d’alcool que son vélo titube. Est-il le diacre, puisque je l’ai vu fermer la porte de l’église moyenâgeuse, cacher la clef entre les pierres ? Courbé, il remonte dans le vent, un plastique fouettant son genou. Il tranche la nuit comme un fruit mûr. Vers quelle chambre va-t-il ? Est-il le vagabond assis près de la haute porte dans le froid et la bise, un chien couché sur ses deux pieds, la honte écrite sur un bout de carton à l’encre très sévère diluée par les pluies de novembre dans la ville où d’autres tendent des lumignons, pavoisant leurs vitrines d’objets inutiles ? Est-il le maraudeur, à vélo, qui sillonne rues et ruelles pour gagner sa pitance ? Est-il un oiseau pur, les deux ailes disloquées qui tiraillent dans le vent, défaites, aspirées par l’abîme ? Seul le froid les colle encore au corps. L’homme-oiseau titube peut-être, mais avance.

Passant près de lui, je vois son visage gris dévoré par l’alcool. Le vélo seul pourra-t-il le ramener à la maison ? Il est le vagabond, le perdu, le dernier saint, celui dont on ne prononcera jamais le nom inscrit pourtant

dans les intempéries. Tu es LUI sur ce vélo, n’en aie pas honte ! Il est si grand de n’être rien, d’avancer dans le vide, l’esprit brouillé, sans nom sur soi pour que s’ouvrent les portes.


*


Le siècle des prouesses techniques, des inventions, des conquêtes n’a pas conquis la profondeur simple, ni la mélancolie, ni la honte et les peurs, le bruissement des feuilles dans la lumière d’août. La vie banale est toujours en alerte et le chagrin des êtres n’est pas broyé dans le ventre des machines, la lumière des signes qui parcourt l’univers. Les lilas s’arrêtent contre les fenêtres et des roses resplendissent dans les jardins. On surprend même des voix à l’automne, qui marchent à travers les forêts, des jeunes filles en attente de paroles d’amour. Les murmurantes de notre jeunesse. La poésie n’a pas surmonté les obstacles universels : le droit de lire, d’écrire, de se soigner, les affres des malheurs, les jubilations muettes du bonheur, les silences, le soir au cœur des fermes où les chiens n’aboient plus, que patientent les bancs faits de poutres, de mauvaises planches. Où sont les murmurantes d’antan, les braises dans les granges, l’odeur des foins coupés ? La poésie chante les arbres et le ciel, cela suffit à ses vertiges. Elle ne devrait jamais tresser de louanges à quiconque, sauf à ceux qui ont tout perdu : langage et espérance, les élever si haut que nous les verrions tous et les couvririons de l’amitié franche, de quelques mots ne déchirant pas le cœur. Les oubliés ne sont pas des feuilles mortes que le vent emporte vers la mer. La parole accompagne les vagabonds, les mendiants, les très pauvres qui n’ont plus espoir de rien, et va, avec eux, vers le large des utopies. « Car qui a aimé le monde le sert par ses actions. » Et tu marches avec eux, dans leur turbulente compagnie, car de tour d’ivoire, il n’y a pas, nulle part ! Une infime voix t’annonce les affres, les turpitudes, les errements fous des négoces, le tremblement des arbres, la révolte des mers, des océans. J’invoque celui qui foulera les grammaires de l’avenir, les chemins bordés de roseaux, les silences des villages où reviendront les bêtes et les hommes. J’invoque celui qui évoquera les noms invisibles, les voix tues, rappellera jusqu’à l’outrance les sacrifices des mères, le courage des pères qui traversaient la nuit à vélo pour offrir des bouquets de paroles secrètes, des mots d’amour à un fils, à une fillette, à un ami dont l’âme était percée de balles, de labeurs d’usines.




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